Éloge de la crédulité.
Jésus disait à Saint Thomas, "ne soit plus incrédule mais crois.1". Pourtant tout le monde se réclame de l'apôtre2 pour se vanter d'un grand sens critique, celui qu'il avait avant de revoir Jésus vivant et avant que Jésus ne le reprenne. On veut bien prendre exemple de l'homme en errance, mais pas se fier à la sentence de Jésus : "Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru !3". C'est un peu comme si l'on se réclamait de Saint Pierre pour se vanter d'une grande capacité de reniement.
À écouter l'homme selon lui même, il semblerait que personne ne soit la dupe de personne. Jamais personne ne se targue d'une grande crédulité, et chacun s'accorde, selon son propre jugement, un grand sens critique en toutes circonstances - À l'époque de l'élection de N. Sarkozy, j'entendais souvent dire "Ah Sarkozy il est bien; au moins il sait parler aux gens", sous-entendu : il sait convaincre les faibles d'esprits, il pourra conduire ce pays de veaux. Mais personne ne disait : "Ah Sarkozy il sait me parler !". Il n'y avait que des esprits forts, qui admiraient la capacité de cet homme à mener le bon bétail, personne ne se sentant faire proprement partie du bon bétail - Si l'on en croit donc le témoignage de chacun sur lui même, toute opération de manipulation, qu'elle soit individuelle ou de masse, semble vouée à l'échec. On comprend mal alors, les budgets, publics ou privés, alloués à l'ingénierie sociale, technique qui semble porter sur un objet trop coriace.
On ne voit pas non plus l'intérêt4 du site gouvernemental ontemanipule.fr, qui veut inculquer à une jeunesse en perdition sur le net, le bon sens critique. Le "On" du "on te manipule" reste indéterminé, pour être renvoyé en miroir aux sites conspirationnistes : "Il faudrait ne croire personne… sauf ceux qui portent ces thèses complotistes ! Étrange, non ? Et si ceux qui dénoncent la manipulation étaient eux-mêmes en train de nous manipuler ?". Ce "On" pourrait tout aussi bien être une confirmation des thèses conspirationnistes, lancé par un gouvernement narquois se permettant, sous couvert de t'avertir pour ton bien, d'exprimer effectivement qu'il te manipule.(Comme la trace faussement fausse selon Lacan5). Mais l'un ou l'autre, le "on te manipule" pose un crédule que ce "on" puisse manipuler, et ce crédule semble être l'enjeu des deux camps qui voudraient tous les deux l'élever au "sens critique" pour le ramener chacun à sa cause. À peine sevré du sein de sa mère il est jeté dans une arène où les "on" font tournoyer leurs capes au dessus de sa tête pour se disputer son crédit. Ce crédule est-il une fiction? existe-t-il vraiment? En tous cas les deux camps semblent croire à son existence. Mais pourtant personne ne croit l'être.
Mais quel est-il au juste cet innocent paré de blanc, appelé à perdre sa naïveté6 enfantine pour endosser l'un ou l'autre des uniformes, quel est-il cet être frêle7 et éphémère dans lequel personne ne se reconnaît8 ?
Comment voit-il la vie dans son regard immaculé, trop peu souillé par des questionnements virils, ne serait-ce que dans l'expérience la plus quotidienne et la plus commune ? Prenons le par exemple, puisque le français passe encore, paraît-il,9 plus de trois heures par jour devant sa télé, prenons le devant un spot publicitaire, et voyez un de ces clips pour cette fameuse sandwicherie écossaise. Un steak aux allures savoureuses s'étale dans ralenti sensuel sur une tranche de pain briochée et croustillante, comme la fille de la pub précédente s'étendait sur un sofa dans une pluie de roses, ici c'est une pluie de légumes frais. Et il y croit notre ingénu, oui il y croit comme personne ne peut prétendre avoir cru à ce genre de spot. L’œil moite, tout bercé d'illusions il se précipite au premier carrefour où il sait qu'il trouvera l'une de ses fameuses enseignes, il commande d'une voie tremblante, le sandwich qu'on vient de présenter à la télé devant son ébahissement. Las nul besoin d'avoir une grande expérience de la vie pour prédire la déception qui l'affligera lorsqu'on lui présentera le hors-d’œuvre acquis.
Mais c'est là précisément qu'il faut s'interroger sur la réaction de cet être à la sincérité indéfectible, qui a cru et désiré de tout son cœur l'image qu'on lui vantait. Je vous ai dit que sa crédulité prenait le dessus sur tout, il ne peut pas se départir du rêve qui l'a amené ici. Après le déni la colère monte immédiatement 10:"Non mais vous vous foutez de moi! Qu'est-ce que c'est que ça ? J'ai commandé un sandwich Mac Manouille, celui qu'on voit à la télé, pas cette merde !". Scandales, grands cris, hurlements, la caissière se cache derrière son acné, le responsable du restaurant arrive, tergiverse, parlemente, puis finalement : "Monsieur le sandwich que vous avez est conforme aux normes de qualité de la chaîne11". Inutile de s'attarder, d'ailleurs notre ingénu habite une grande ville où de nombreuses franchises arborent le blason de la marque en lui faisant certainement plus honneur, il n'y a qu'à s'y rendre.
Vous connaissez la suite, ce sera le même cinéma dans chacun des restaurants. Jusqu'à ce que dépité, tel le corbeau de la fable, notre ingénu réalise s'être fait mystifié, jurant, "mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus12". Oui on ne l'y prendra plus. Mais un peu tard. Oui mais on ne l'y prendra plus et cela, ça n'est pas suffisant pour la firme Mac Manouille.
Oui osons le dire, ce client n'était pas un bon client pour Mac Manouille, ni pour aucune autre firme internationale : trop bruyant, trop difficile à gérer, pas assez consommateur. Le sceptique ne râle pas autant, puisqu'il s'attendait à sa déception. Et il faut qu'il soit déçu au final, pour désirer la nouveauté suivante.
Cet ultra crédule a mal compris le message du spot publicitaire. Par chance notre personnage a la réalité d'une légende urbaine. Les spots publicitaires ne se sont jamais adressés à lui. Les spots publicitaires s'adressent à l'incrédule, ils flattent son scepticisme, ils l'installent confortablement dans sa "hauteur de vue" : "Oh je ne veux pas déranger un être brillant comme toi autour duquel les mânes de l'intelligence tournoient. Tu me connais bien, je suis ce farceur vendeur de rêve. Oh rien de bien sérieux, tu sais par cœur mes vieux effets de fabulateur maladroit. Ces éclats de noix de coco qui valsent autour de filles dénudées, ces puissants bolides qui flottent comme des vaisseaux spatiaux avec le bruit d'un murmure, ces vies souriantes à jamais, par la grâce d'un produit financier, et mon nez de clown que je remets parfois avec mes couleur criardes, ne peuvent pas inquiéter ton grand sens critique. Installe toi confortablement ... Là ...en attendant la suite de ton émission, cette émission de télé-réalité où tu peux te gausser, depuis tes hauteurs, de la bassesse humaine, oui tu es au dessus de tout cela, je ne te demande qu'un peu ... de temps de cerveau disponible."
"Le temps de cerveau disponible". Cette vérité malheureuse lancée par Patrice Le Lay dans un entretien supposé être laissé à la connaissance des seuls acteurs financiers. Mais qui était Patrice Le Lay à l'époque ? un garagiste, un pêcheur à la ligne, un ingénieur en physique nucléaire ? Non, il n'était rien de moins que le PDG de TF1, la chaîne la plus regardée de France. Ce sont des arguments qui impressionnent le crédule. L'incrédule lui, armé de son sens critique, et donc potentiellement expert en chaque discipline, minimise la portée d'une autorité de cet ordre. Lorsqu'un cardiologue parle au crédule de transplantation, le crédule l'écoute respectueusement, il lui accorde l'apriori de la pertinence. On peut quand même accorder à Patrice Le Lay qu'il sait ce dont il parle, mieux que nous ! Est-ce que l'on peut recevoir alors cette sentence avec la plus entière crédulité et innocence ? Est-ce que l'on peut admettre que Patrice Le Lay a exprimé mieux que personne ne pourrait se permettre de le faire, la nature de son métier, que nous ne trouvons pas de meilleur vérité et que nous ne pouvons contourner celle là ? Ce qu'il convient de faire ensuite est une autre histoire. Il revient à chacun de décider si il veut se laisser puiser son temps de cerveau disponible par les firmes internationales, comme les africains leurs matières premières. Mais la clarté du choix, posé et incontournable, n’apparaît13 pleinement qu'à l'esprit crédule. Il croit, que c'est vraiment ça qui est en train de se passer.
L'esprit fort que fait-il ? Il se sent plus compétent que Patrice Le Lay PDG de TF1. Il analyse, il y trouve à y redire. Il conceptualise,il contourne, il relativise. Ni ne paradis ni l'enfer n'existent réellement, aussi le vrai ne saurait être qu'un intermédiaire tiède. Il trouve la remarque "cynique". Il y va de son jugement moral. Patrice Le Lay est-il cynique, mauvais, arrogant ? La question n'est pas là, il n'y a pas à poser le jugement de Dieu sur cet homme. Patrice Le Lay est patron de TF1,c'est une autorité majeure en matière de télévision, voilà ce qu'il fait, voilà son métier. Que fais-tu ?
C'est un peu comme si en 1933 un lecteur de Mein Kampf se rassurait en disant "oh mais lui alors, si il pense ça c'est que c'est vraiment un antisémite." Oui certes, mais il est aussi chancelier du Reich. On ne peut pas reprocher à cet ouvrage de manquer de sincérité : "Mon Combat" contient exactement ce qui sera le combat de son auteur par la suite et tout ce qu'il mettra en œuvre.
Le crédule qui l'aura lu à cette époque et qui se sera cantonné à sa crédulité, aura eu une vision bien plus rigoureuse de ce qui allait se passer par la suite, qu'un analyste froid, prenant du recul par rapport à ce pamphlet agité. Ça ne dit pas quel camps le lecteur aura choisi. Mais la crédulité clarifie la situation. Mettons que vous êtes juif allemands en 1925 et que vous lisiez Mein Kampf avec crédulité, vous ressentez le besoin pressant de vous enfuir dès 1932. Pareillement si vous êtes français vous savez à quoi vous en tenir sur l'opinion de cet homme à votre égard. Mais le français est un esprit fort et il trouve à minimiser la situation : "On a beau dire, Hitler c'est notre seul rempart contre les bolcheviques!". Ce que reproche Bernanos à son camp dans les grands cimetières sous la lunes, c'est-à-dire au moment de la guerre d'Espagne :
Je n'avais rien à dire aux gens de gauche. C'est aux gens de droite que je désirais parler. Je crus d'abord la chose facile. Et d'abord, je les pensais mal informés. Or, ils l'étaient aussi bien que moi.
"Les Italiens en Espagne ? Tant mieux ! Jamais trop ! - Les Allemands aussi ? Parfait. - Les exécutions sommaires ? Excellent. Pas de sensiblerie ! [...]
Qu'aurais-je dit ? Je n'avais pas d'ailleurs beaucoup à dire. J'aurais voulu dire simplement : " Vous détestiez jadis jusqu'au mot de violence. Vous voilà prêts à la Révolution. Méfiez-vous. Le fascisme et l'hitlérisme vous proposent des modèles de révolutions. Je doute que vous puissiez tirer parti de celles-ci, car elles ne paraissent pas servir beaucoup les intérêts de votre classe, non plus que ses habitudes ou ses préjugés. M. Mussolini et M. Hitler sont ce qu'ils sont. Mais ils ne sont pas des vôtres.14
Le problème des incrédules qui se réclament de Saint Thomas, c'est souvent qu'ils peuvent tout aussi bien voir et toucher, ils ne croient toujours pas. Ils se font des raisons. Comme ce sont des êtres de raisons ils sont experts en cela. L'incrédule pense avoir vu le revers de toutes choses, le défaut de toute expérience, l'illusion du monde. Et comme il admet vivre dans une illusion, il s’accommode bien des nouvelles illusions proposées. Il n'est jamais trahi, parce qu'il ne s’attendait jamais à la fidélité, il n'est lui même jamais engagé.
Satan ne veut pas de crédules parmi ses suivants. Il sait qu'il n'y a rien de plus terrible qu'un crédule désabusé. Il sait combien il lui demande plus d'effort pour renouveler son illusion en trouvant des explications pour ses forfaitures. Satan est sans cesse dans la position du conjoint adultère pris sur le vif et obligé d'argumenter : "Ce n'est pas du tout ce que tu crois !". Et c'est justement beaucoup plus simple à faire avaler à quelqu'un habitué à ne pas croire. L'incrédule fabrique lui même sa propre explication. Persuadé de n'être mené que par sa raison, il a beaucoup plus de mal à admettre avoir été trompé. Le renouvellement de ses convictions lui demande beaucoup plus d'effort, parce qu'il est persuadé qu'elles reposent sur un grand édifice critique. Mais il préfère très souvent justifier l’illusionniste, que d'admettre avoir été berné, c'est-à-dire finalement admettre que sa grande raison, sur laquelle tout doit reposer, soit faible et peu fiable. L'incrédule a tendance à commettre toujours l'erreur fatale, de se croire plus malin que le diable.
Le crédule lui, croit et se reconnaît crédule. Il reconnaît sa faiblesse de croire. Il peut dire : "oui c'est vrai, j'ai été abusé, mais je suis crédule et j'ai été abusé par quelqu'un de plus habile que moi.", et parce qu'il a été crédule, il sait à quoi s'en tenir sur qui l'a trompé. Mais il lui faudra du cran, car pouvoir dire et admettre cela, c'est pouvoir voir en face et toiser dans le loup le loup, dans le requin le requin, et dans la vipère la vipère. Et au fur et à mesure qu'il avancera dans la vie, le monde lui apparaîtra toujours plus dégueulasse et rempli de cette faune interlope.
Traversa-t-il ce monde ? Si il croit, il le traversera.
Plus belle dans une chaumière,
Éclairant hier par demain,
Cette éblouissante lumière,
Cette blancheur du coeur humainS'appelle en ce monde, où l'hônnête
Et le vrai des vents est battu
Innocence avant la tempête
Après la tempête vertu !Victor Hugo - Magnitudo Parvi
Notessommaire
Raphaël Urbain le 02 avril 2016
Nombre de messages :0
Vous devez être inscrit et connecté pour poster une réaction.